Texte

Rejouer le monde
Martine Dancer

« Nous avons besoin pour survivre de l’éventail au complet de nos sentiments. Car des millions de sentiments […] sont à connaitre, sont à éprouver. » — Francis Ponge¹

Née à Séoul, Meeno Yoon, installée en France depuis plusieurs années, marie avec subtilité traditions extrême-orientales et occidentales. Si elle s’est réapproprié un support traditionnel coréen, c’est avec aisance et maitrise qu’elle s’exprime dans la mouvance spécifique de l’écriture picturale occidentale.

Elle s’attarde et revient souvent sur la figure mythique emblématique d’Ophélie, héroïne tragique célébrée à la suite du drame Shakespearien par les romantiques. Tandis que considérée comme représentative du période fin de siècle du XIXᵉ, la figure solitaire, en proie aux rêveries chez Georges Sand, Alfred Musset ou Victor Hugo a régné sur bien des œuvres scéniques, musicales et littéraire des mouvements préraphaélite et symboliste.

Meeno Yoon s’est tout d’abord intéressée à la représentation de la jeune noyée dans des dessins de petits formats représentant des corps de femmes, flottants, sur le blanc de la page, dans un univers toujours indicible, apparitions dévoilées en quelques fils de couleur, aux visages souvent douloureux. Pendant la grande plage de temps du confinement en France, Meeno Yoon s’est pliée à l’exécution d’une étude de John William Waterhouse² : Hylas et les Nymphes. Confirmant son attrait pour les thématiques chères aux symbolistes, elle s’est livrée en toute humilité « à l’apprentissage par le regard de la transcription d’une vision personnelle du chef-d’œuvre³ ».

Ophélie, réapparait ensuite de manière récurrente dans plusieurs séries de ses œuvres. Au fur et à mesure de ses investigations autour de ce sujet, avec ses larges touches colorées, la violence, l’a emporté sur la maitrise de la couleur par le trait. Cette attraction de Meeno Yoon pour le symbolisme s’explicite. Elle ressent ce que dans l’Éloge du visible Jean Clair a pointé : « dans l’économie de la psychè symboliste, le moi et sa célébration restent sans doute le noyau du phénomène créateur. Ce mouvement s’est ouvert à ce que Carus, médecin et artiste lui-même atteste dans son livre Psyché – la clé de la connaissance de la nature consciente de l’âme est à rechercher dans l’inconscient.⁴ »

Chez Meeno Yoon le questionnement autour de ce qui motive l’apparition de certains de ses thèmes d’investigation de prédilection, s’est poursuivi et accentué, mais de manière plus réaliste puisque résolument liée à sa recherche « du temps perdu⁵ ». Cela a déterminé l’emploi d’une facture plus adéquate au traitement de ses toiles sans alors recourir à la symbolique, dans une quête intérieure pour tenter de saisir la multiplicité de ce qui a façonné son identité. Son cheminement l’a incité à se plonger dans des albums de photographies familiales, réactivant des empreintes mémorielles ensevelies, pour les restituer sur la toile. Cela nous conte ses tentatives pour retrouver cette quiétude de l’enfance qui précède l’apprentissage des rites sociétaux, cette sérénité qui tisse peu à peu le cocon protecteur – indispensable à la confrontation aux différentes épreuves de la vie – tout comme cela nous convainc de sa quête identitaire. Le maintien d’une censure très spécifique à l’univers de son pays natal a entravé à ses débuts sa pratique picturale.

Meeno Yoon a longuement médité sur la spécificité coréenne qu’elle a évoqué dans un entretien : « Il y aurait une dimension narcissique à peindre mon propre visage à travers la mémoire familiale, cette réflexion trouve probablement son origine dans ma culture qui aux dépens de l’individuel donne la priorité au groupe. Se focaliser sur soi-même est inapproprié.⁶ » Elle s’en est affranchie, en peignant, pendant un temps, des scènes qui témoignent de son enfance. Cela lui a offert plus de liberté par la suite pour revenir sur les sujets évoqués plus haut précédemment traités, plus cruciaux à ses yeux comme ceux de la sexualité, de la condition féminine. En découlent le retour à cette étrange série de femmes flottantes dans l’espace ou dans l’univers aquatique, traitées sur la page blanche qui se rétracte après le passage des souples coups de pinceau porteurs de coloris arbitraires. Réminiscences de la thématique d’Ophélie, dans certains se décèle une certaine souffrance. D’autres corps féminins émergent mystérieusement des bulbes ou des coupes des fleurs de pivoine. Cette fleur aux qualités médicinales apaisantes qui – selon de multiples croyances superstitieuses rapportées par Théophraste⁷ – peut être associée au phénix, ou qui incarne une figure archétype de l’âme ou encore dont la couleur révèlerait l’orientation des tendances psychiques.

Pour ses toiles tendues ou libres, Meeno Yoon s’est essayée longuement à tester les qualités et les réactions à la peinture acrylique d’un support bien particulier ; elle a méthodiquement exploré pour les dominer les multiples potentialités du Hanji, papier encore fabriqué à la main en Corée à partir d’une pâte de murier qu’elle maroufle parfois sur toile. Elle s’est rendue dans quelques ateliers encore spécialisés pour rencontrer les artisans papetiers et en apprendre davantage sur ses propriétés.

Avec des collages de fibres de papiers exotiques, elle anime ses surfaces de manière très particulière. Dans cet exigeante quête existentielle, le respect du beau métier s’y retrouve marqué du sceau d’une grande authenticité. Dédaignant les à peu près, elle s’impose la maitrise des savoirs traditionnels indispensables à son travail. Il ne s’agit chez elle ni d’appropriations littérales ni de transcriptions remises au gout du jour d’œuvres du passé.

Ainsi Meeno Yoon emprunte-t-elle, en les dominant pour les faire sienne, aux multiples savoirs de ceux qui l’ont précédé pour rejouer le monde, pour rejouer son monde.

1. Francis Ponge, Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, Paris, 1999, p. 202.
2. John William Waterhouse (Rome 1847 – Londres 1917), peintre préraphaélite britannique, Hylas et les nymphes, 1896, Manchester Art Gallery.
3. Vincent Gobber, Le Temps des pivoines, texte de l’exposition de Meeno Yoon chez Philippe Durand, été 2022.
4. Jean Clair, Éloge du visible, Fondements imaginaires de la science, nrf, Gallimard, Paris, 1996, p. 86.
5. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, 1913–1927.
6. Martine Dancer, Entretien avec Meeno Yoon, mars 2023.
7. Théophraste, philosophe grec (372–288 av. J.-C.) naturaliste, fondateur de la botanique.


Le Temps des pivoines
 Vincent Gobber

En 2020, Meeno Yoon réalise une étude de Hylas et les Nymphes¹ du peintre britannique et italien John William Waterhouse. Si l’artiste revendique l’influence artistique² de son pays natal, la Corée du Sud, son éducation au sein d’une famille de grands artistes lui a permis un accès précoce à la culture occidentale. Le choix d’étudier une peinture d’un mouvement européen n’est pas un hasard. Dans la lignée des artistes du XIXᵉ siècle, il s’agit pour elle d’un apprentissage par le regard, de la transcription d’une vision personnelle du chef-d’œuvre. La rencontre, fatale pour Hylas, se déroule dans une nature oscillante entre des nuances vertes, ocres et soufre. Alors qu’il puise de l’eau, l’argonaute Hylas³ est enlevé par des nymphes séduites par sa beauté et disparait à jamais. Dans la masse d’eau, les naïades et les plantes aquatiques ne font qu’une. Elles se confondent en une surface ouverte sur un arrière-plan menaçant – comme l’a si bien dit Bachelard : « eaux dormantes qui incitent à la mélancolie et à la mort⁴. »

La série Ophelia in the Swimming Pool, peintures et aquarelles de nu féminin, explorent des thèmes récurrents chez l’artiste. Ici, le corps est isolé, flotte dans la texture de fibres de papier : « une sorte de halo de vide très frappant qui donne à l’esprit le petit vertige de l’infini⁵ », écrivit un critique d’art à propos de bouquets de fleurs d’Odilon Redon. Que suscite cette solitude ? Est-ce une rêverie, une triste méditation, une passion ? L’ambivalence demeure. Ophélia⁶ est l’épouse noyée du prince Hamlet dans la tragédie. Ce thème a hanté la peinture occidentale des siècles précédents. Ici, la fragilité du papier⁷ parfois plissé par l’aquarelle – technique qui déborde les formes prédéfinies – accompagne l’introspection. Le déséquilibre léger de la composition rejoint une intimité empreinte de spiritualité et une sensualité inspirée par les dessins de nus de Rodin ou de Schiele.

Dans une récente série, Meeno Yoon pratique une technique de peinture coréenne classique, faite de pigments minéraux et de collage sur Hanji⁸. Le bouquet de pivoines est le motif central de compositions qui rappellent un âge dominé par le sacré. Nimbés de surfaces luxuriantes, de transparences et de teintes parfois vives et denses, certains bouquets s’apparentent à la tradition chrétienne des icônes. Des formes géométriques débordent du cadre, délimitent la figure centrale et introduisent une tension qui les rapproche des recherches picturales de l’artiste Francis Bacon, longuement interrogées par l’artiste. Les titres empruntent à la symbolique de la représentation du sacré et au vocabulaire stylistique de la peinture occidentale des XVIIIe et XIXe siècles, éléments propices à la narration : fond rouge, vase brisé, fleur noire, racines pieuvres, lumière évanescente. Ils s’inscrivent en positif du sous-titre de la série. Ainsi par la figuration d’un motif floral, l’artiste soulève-t-elle des revendications identitaires et sociales, liées à la condition féminine.

Les travaux de Meeno Yoon s’offrent apparemment spontanément, mais ils invitent le public à prendre le temps de regarder. Ils incitent à la méditation dans la tradition des natures mortes d’Europe du Nord au XVIIe siècle et par là, nous sommes aptes à en comprendre la complexité. Apparait en creux le syncrétisme d’une mixité d’apports de cultures distinctes, une observation de l’histoire des relations à soi et aux autres.

1. Huile sur toile réalisée en 1896 par John William Waterhouse (1849/1917).
2. Voir ses études des peintures de raisin de la peintre et poète coréenne Sin Saimdang (1504–1551).
3. Personnage de la mythologie grecque, favori d’Héraclès, fils de Théiodamas, roi des Dryopes, et de la nymphe Ménodice.
4. Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, 1942
5. Marius-Ary Leblond « Odilon Redon. Le merveilleux dans la peinture », 1907
6. Ophélie, Ophelia dans la version originale, personnage de la tragédie Hamlet, de William Shakespeare publié en 1603.
7. La légèreté du papier n’est plus aussi perceptible pour les œuvres présentées qui ont récemment été marouflées.
8. Hanji est le papier traditionnel coréen.